Naissance d’une passion
J’ai grandi une oreille quasiment
collée au poste. Dès son premier
jour, le Grandin, est devenu un membre à part entière de la famille! Nous n’avons eu que quelques mètres à faire, mon
père et moi, pour aller l’acheter chez Morell-Puget (1) au 98 de la rue
Michelet juste en face du 99 où nous habitons, et depuis il rythme un peu la
vie familiale. Fanatique de la
radio et plus particulièrement de Radio Alger, je connais les noms de tous les
speakers et comédiens de la station. Mes parents sont de fidèles auditeurs des
soirées théâtrales du mardi et du samedi, et le dimanche soir c’est la pièce
policière, jouée par les comédiens de la troupe de Radio Alger, qui réunit tout
le monde autour du poste pour l’enquête menée de main de maître par l’inspecteur Pluvier, héros de la série incarné par Marcus Bloch. Nous sommes dans
les années 50, Radio Alger n’émet pas en continu. Paris prend l’antenne plusieurs heures par jour, en deux tranches le
matin et l’après midi, et il y a
également des retransmissions spéciales certains soirs. Un des speakers parisiens s’appelle Jean Toscane, quelle classe lorsqu’il annonce: « Et voici Des Notes sur la Guitare,
une émission d’Alexandre Lagoya, présentée par l’auteur… » Je trouve cela
grandiose. C’est ainsi que
très tôt naissent mes deux passions : la Radio et l’Art Dramatique. Une idée fait
son chemin… Je n’imagine
plus l’avenir ailleurs que devant un micro.
A 17 ans c’est donc le concours d’entrée au conservatoire, j’entre dans la classe de madame Paule Granier, et tout va s’enchaîner.
Premier contact avec Radio Alger. En sortant du
lycée Gautier, il n’y a que la rue à traverser pour entrer à la radio. C’est trop
tentant… J’hésite longtemps,
puis un midi à la sortie des cours, prenant mon courage à deux mains je demande
à entrer. Le planton (il s’appelait Fitoussi) m’amène à Jean Gabriel Grand et
Marcel Amrouche, tous deux journalistes célèbres en Algérie. Ravis ou amusés de l’intérêt que je leur porte, ils me reçoivent très gentiment, me font visiter la radio, me parlent de leur métier et surtout me
permettent d’assister à un journal parlé en direct. Je suis fasciné. J’ai vraiment l’impression d’être dans le Saint des Saints. Les Informations sont encore au 10 rue Hoche, mais les locaux commencent à être exigus et un déménagement est prévu, de même que pour les services administratifs, dans le nouveau bâtiment de la RTF (radio télévision française en Algérie) situé boulevard Bru. Rue Hoche il ne restera bientôt que les émissions artistiques et de variétés qui pourront prendre leurs aises …
Variétés Cocktail Parallèlement au
conservatoire et au lycée, je commence à faire de la figuration ou de petits
rôles à la télévision Boulevard Bru, dans les émissions, opérettes ou opéras,
réalisées par Albert Dagnant, (2) originaire comme moi de Maison
Carrée, à qui j’ai été recommandé. Cependant,
toujours passionné de radio je vais très souvent rue Hoche, domaine des émissions
artistiques, c’est ce qui m’intéresse, bien plus que le journalisme. Je fini par proposer
à Bernard Latour responsable artistique de Radio Alger une émission
de variétés. L’idée lui plait. Quelques essais au micro pour vérifier mes
compétences et il me donne ma chance, j’animerai l’émission matinale « Variété
Cocktail » avec Jean-Jacques Oliviero un autre jeune speaker,
celui-ci se désengageant peu après, je continuerai seul. Ce n’est pas pour me
déplaire. De la bonne
variété : Brel, Brassens, Montand, Ferré… La programmation est libre,
mais il faut tenir compte de la censure qui interdit certaines chansons à
l’antenne. Pas question de diffuser « le chat de la voisine » de
Montand, ou « quand un soldat s’en va t’en guerre.. ». Il y a aussi
des textes, de la poésie… Il faut se creuser la tête pour trouver des choses
intéressantes, ce n’est pas trop difficile. Ca me passionne. Comme maintenant
je fais partie de la maison, Marcel
Beauregard, Chef des Services Communs des émissions de France V, m’appelle un
jour: « j’ai besoin d’un speaker, un poste est vacant… » Bien sûr, j’accepte.
C’est pour le 1er juillet 1960. Dans le petit
studio du premier étage, je vais donc assurer, plusieurs jours par semaine, mon rôle de « gardien
d’antenne » puisque chaque jour le speaker de permanence est là, en
compagnie d’un technicien, de l’ouverture des programmes à 6h30 jusqu’à la
fermeture à 23 heures (il y a des poses je vous rassure !) Mon rôle
consiste à annoncer les émissions, à occuper l’antenne au changement de
présentateur… le tout rythmé par des coups de gong intempestifs. Gong autrefois
sentencieux et obligatoire à l’époque de nos aînés et devenu aujourd’hui
matière à plaisanterie pour les jeunes speakers… Et qui résonne comme autant de
gags au cours de la journée ! Outre l’émission
Variété Cocktail et les permanences de speaker, il m’arrive aussi de participer
comme récitant à d’autres émissions, comme celle de Lina Lachgar sur la
littérature : « Rue Monsieur le Prince ». Je n’ai pas encore
vingt ans.
Ce tout début
des années soixante est une période agitée pour la radio. Même place Hoche, où
l’on ne s’occupe en théorie que de choses légères et artistiques puisque
journalistes et informations ont déménagé Boulevard Bru, c’est à certaines
périodes un véritable état de guerre, une ambiance très lourde entre ceux dont
les opinions divergent. Les locaux de la Radio sont une véritable
forteresse, une forteresse convoitée puisqu’elle sera investie lors du putsch d’avril
61 par les parachutistes. Je vais jouer alors, bien malgré moi, un rôle peut
être « historique » puisque de permanence la veille du putsch, c’est moi
qui ferme les portes en partant le soir du 21 avril. Le matin du 22, allumant le
poste, j’entends, comme tout le reste de l’Algérie, de la musique militaire à
l’antenne. Je me précipite sur place, il y a des parachutistes partout. Ils ont
investi les locaux de Radio Alger dans la nuit, nous empêchant d’y entrer. Place Hoche, je
croise un des producteurs et nous allons prendre un verre dans ce café de la
place qui a servi de QG à tous les lycéens de Gautier. Le producteur en
question, un peu agité, m’explique qu’il veut échapper aux paras. Je connais
parfaitement l’endroit pour l’avoir assidûment fréquenté, et je lui indique la
deuxième sortie par les toilettes de l’établissement, permettant ainsi à celui
qui s’avérera plus tard être le chef des barbouzes en Algérie, Lucien Bitterlin,
de s’échapper. Lucien Bitterlin
a raconté cet épisode dans son livre de mémoires « Les
barbouzes » et c’est là que j’ai découvert avec stupeur le rôle qu’il a
joué en Algérie.
Fin du rêve. Après le putsch,
De Gaulle a décidé de supprimer les sursis de tous les jeunes français
d’Algérie, et de les incorporer dans des bataillons disciplinaires. Je quitte donc
Radio Alger le 30 juin 61 le cœur très lourd. Pour moi, ce sera le
régiment disciplinaire des Tirailleurs Algériens à Mostaganem, puis le service
de presse du général Ailleret comme correspondant de presse, et enfin la
Délégation Générale du Rocher Noir jusqu’en janvier 63. Lorsque je suis
démobilisé, Radio Alger telle que je l’ai connue n’existe plus. Un de mes
copains algériens, technicien, me propose de travailler à la toute nouvelle
Radio Algérienne Internationale de langue française. Mais le rêve de
jeunesse est brisé… Ma famille est déjà
en France depuis plusieurs mois. La mort dans l’âme, je préfère partir la rejoindre et tirer un trait
sur mon jeune passé. Je ne suis pas le seul …
Une nouvelle vie
commence.
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Comment c’était avant ?
Quarante ans ont
passé. Thérapie pour
certains, pèlerinage douloureux pour d’autres, retrouver sa jeunesse, revoir
les lieux de son enfance, ceux ou l’on a été heureux, ceux qui nous ont
appartenu. Sa plage… sa rue
…. « LE »
retour ne peut pas être un voyage anodin, de simples vacances. Certains en
rêvent sans arriver à franchir le pas, certains s’y refusent définitivement.
Pour moi, le
premier voyage a eu lieu en 2002. Dans le cadre
des Conventions des Télévisions Méditerranéennes je représente France3 où je
suis Directeur Régional. Mon fils, né en France en 67 m’accompagne. Je
veux lui montrer le pays de mon enfance et de ses origines, comme pour rétablir
un chaînon manquant pour la famille, passer le relais entre les générations qui
naquirent et vécurent ici et la nouvelle génération, la sienne, française de France.
En venant de
l’aéroport, je tiens à emprunter la route moutonnière pour retrouver les
paysages connus et lorsque nous nous retrouvons dans les rues du centre ville je vois que les
lieux sont les mêmes, les mêmes mais changés… Familiers et étrangers à la fois… Je veux revoir
l’appartement de la rue Michelet. Bien que pris à
l’improviste, l’occupant actuel nous accueille d’une façon très sympathique et plus
que chaleureuse. Lorsque nous entrons, l’émotion est très forte pour moi. Je
n’en crois pas mes yeux, les meubles laissés par la famille quarante ans plus
tôt sont là, intacts, à leur place. Je crois rêver… L’impression
est étrange. Impression
étrange aussi, sur le balcon. Comme partout en Algérie, c’était un lieu de vie
important. La famille y a passé beaucoup de temps. Repas, moments de détente…
on y « prenait le frais ». Tous ces moments se remettent à vivre,
presque intacts eux aussi. Trop ému, je veux faire partager cet instant à ma
fille restée à Rouen, je prends mon portable et je l’appelle. Emotion en
direct… De retour à
l’intérieur de l’appartement, je reconnais dans mon ancienne chambre un petit
objet-souvenir que la bonne espagnole de mes parents m’avait rapporté de son
pays natal, le propriétaire des lieux me l’offre gentiment et cette attention
me touche beaucoup. Pendant les
heures qui me retiennent avec mes collègues des Télévisions Méditerranéennes,
mon fils en profite pour se balader dans les rues de ma ville. Il la découvre. Au Novelty où il s’arrête un moment, il découvrira
aussi la générosité naturelle des
Algérois. Le patron lui offre sa consommation sous le seul prétexte qu’il est
le fils d’un enfant du pays. Essayez de trouver la même chose à Paris… Mais ce premier voyage,
trop court, sera un peu un pèlerinage incomplet. Impossible de
retrouver les tombes à St Eugène, ni la villa familiale de la Pointe Pescade
dont la plage n’a plus la splendeur populaire d’autrefois. Je repartirai un peu avec un sentiment d’inachevé
mais j’aurais au moins réussi quelque chose, mon fils a découvert le pays de
ses origines. Et l’a aimé… Au point de
vouloir s’y installer un jour
peut-être…pour que la boucle soit bouclée.
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Un an plus tard, c’est l’Année de l’Algérie en France.
Je pars en septembre
2003 avec une équipe de France 3 Normandie conduite par le journaliste Philippe
Goudé. Le thème du reportage: le retour d’un pied noir dans son pays
natal. Le pied noir c’est moi. L’équipe va me suivre dans ce second retour
que je ne vivrai pas comme le premier. Contact a été
pris pour une visite et un tournage avec le directeur de radio Alger.L’accueil est
parfait. «Visitez tout ce qui vous tient à cœur, l’essentiel c’est de vous
retrouver chez vous » Salim Saadoun le directeur nous laisse libres de
circuler dans la station. Je retrouve les
locaux. Le studio du premier étage où j’ai fait mes premières armes. Au
rez-de-chaussée, le grand studio où l’on enregistrait les dramatiques et les
émissions pour la jeunesse, les couloirs, les bureaux. Les lieux ont changé bien sûr, mais dans ma
tête ils redeviennent ce qu’ils ont été quatre décennies plus tôt avec les
personnages qui les habitaient à l’époque,
les techniciens Toussaint Taddeï,
Robert Kirchner, Jeannot, Marcel Rostaing. Les images se
superposent, même le gong qui pourtant n’est plus là, retrouve sa place. Les techniciens
d'aujourd'hui posent des questions. « Comment c’était avant ? » Dans la station des jeunes, des
moins jeunes, des filles voilées, d’autres en jean, pas de regard hostile mais de
la bienveillance partout. Le chef de
centre va même dans l’atelier pour essayer de retrouver le micro de l’époque et
me l’offrir. Il revient désolé, il ne l’a pas retrouvé. Dommage.
Dans le studio avec les techniciens.
La cour de Radio Alger la jeune génération fait une pause.
Avec le directeur devant la grille.
On est content pour vous! Bien sûr,
quelques heures du séjour sont consacrées à une visite au cimetière de Saint Eugène
où sont enterrés les membres de ma famille. Le chauffeur de taxi qui me conduit
tient à m’aider à retrouver la tombe de mon grand père, de ma tante décédée en
1933. Comme lors du premier voyage nous avons du mal, mais cette fois je finis par
les retrouver, l’une d’elle était cachée par la végétation qui a envahi les
lieux. Recueillement…Photos… A la sortie du
cimetière, il se passe quelque chose d’assez singulier : un homme m’aborde,
me serre la main avec insistance, « On est contents pour vous… on est
vraiment contents pour vous… » Puis il repart. Perplexe, je me
demande s’il n’y a pas confusion, si l’homme ne me prend pas pour quelqu’un
d’autre ! Le chauffeur m’explique alors que le « téléphone arabe »
a fonctionné, tout saint Eugène est au courant de ma recherche, l’homme est simplement venu me dire qu’il est
content de savoir que j’ai retrouvé les tombes de ma famille. Belle histoire
non ?
A St Eugène devant a tombe de ma tante
Tant que nous
sommes dans le quartier, nous montons voir notre Dame d’Afrique. Sur l’esplanade, quelques algériens quinquagénaires
sont présents, nous nous remémorons ensemble les exploits du Gallia, du Red
Star, du Mouloudia, tout en regardant le stade de Saint Eugène en
contrebas. « Il y
avait de beaux matchs ... »
Au loin, on
aperçoit les bateaux qui entrent dans la rade, malgré une légère brume la vue est
magnifique. Je ne me rendais pas compte que la baie d’Alger était belle à ce
point….
L'équipe et les amateurs de foot de ND d'Afrique
En rang par deux Je suis né à Maison Carrée, mais nous habitions Alger et j’y ai fait ma
scolarité. Ecole Volta (photo Es'mma CM2 49/50) puis Lycée Gautier (photo 51/52) Avec l’équipe de
France3 c’est bien sûr une visite incontournable. A l’Ecole Volta,
on nous laisse rentrer sans problème. Dans la cour, l’arbre est toujours là,
magnifique… Je regarde autour de moi, la cour est déserte mais j’entends presque
résonner le bruit mat des noyaux d’abricots et les cris des copains. Dans la
classe de CM2 chacun est à sa place sur les bancs, les Henri Curtillet, Jean Pierre Marciano,
Bissonnet, Jacques Gomez, Richard Blassel, Calus, Cabessa, Laporte, Benayoun, Jacques Fontan,
Gelas, Lombard, Melia et les autres, dont les noms m’échappent. Ils sont tous
là… L’ombre de Monsieur Baldenweig avec son tablier noir aussi… Le seul revu depuis: Louis Gardel, croisé un jour pour des
raisons professionnelles. Une pensée émue pour eux tous… J’aimerais les revoir. En sixième, la classe a été dispersée dans les lycées de la
ville, moi je suis parti à Gautier. Avec l’équipe nous prenons la direction du lycée. Nous
n’avons pas d’autorisation officielle, la directrice ne nous autorise donc à
voir que la cour. Je suis déçu, des arbres y ont été plantés et j’avoue que je
ne la reconnais pas. Par contre dans les rues du quartier, où nous flânons un
moment, quelques noms connus me rappellent des souvenirs : pâtisseries
Montero, Princière, Milk Bar, Novelty,
Tantonville….et partout la même chaleur de la part des habitants. Un peu plus tard, nous avons rendez vous dans un café avec
des jeunes algériens.La discussion est intéressante, nous parlons de l’Algérie
d’hier, de celle d’aujourd’hui et de demain, de leurs rêves à eux…
Tiens les bancs ont rétréci !
Le voyage se termine. Dans le taxi qui nous conduit à l’aéroport, le cœur serré j’ai
un dernier regard pour la mer. Ma
mer… Inchangée, immuable… comme la lumière et les senteurs de ce
pays. D’avoir retrouvé les tombes des miens m’a permis quelque
chose d’inattendu, peut être ce que j’étais venu chercher ici après tout. La
confirmation de mes origines. Le cœur serré aussi, tant le contact avec les Algériens a
été fort. Je n’ai trouvé ici que générosité et bienveillance. Et il me revient une phrase de Camus que j’ai faite mienne: « J’ai aimé avec passion cette terre où je suis né, j’y ai puisé tout ce
que je suis et je n’ai séparé dans mon amitié aucun des hommes qui y
vivent… » Reviendrais-je un jour ?
Alain Gerbi. 2005
Avec la collaboration de Jacqueline Blanc
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Annexe: 1- A
son ouverture en 1950, le Magasin Morell-Puget vendait de la verroterie
et des "fantaisies". Au moment de l'arrivée en masse des frigidaires et
des machines à laver monsieur et madame
Morell se sont convertis à la vente d'électroménager. Outre leur compétence professionnelle ils étaient connus pour être des
personnes très affables, monsieur Morell adorant plaisanter avec ses clients. Madame Morell était très présente au
magasin et palliait avec une grande patience aux absences de son mari lorsque celui-ci s'attardait aux "Sports
Nautiques" ou chez "Palomba" qui avait eu la bonne idée d'ouvrir son bistrot sur
le trottoir face au magasin. Il n'y buvait
rien d'autre que son café, y fumait ses éternelles "Craven Filtre" et y parlait de son principal
passe-temps : "la voile". Sa passion de la mer lui étant venue des longs
étés passés dans le cabanon de son père construit sur pilotis juste en face des rochers des "Deux frères"sur la plage Ouest de Sidi-Ferruch. Que
dire d’autre, sinon que les Morell ont eut l’excellente idée de donner
naissance à un certain Marc du même nom
que tout internaute PiedNoir ne peut que connaître et apprécier !!!
2- Bien que sa carrière y fut courte pour les raisons (historiques) que l'on sait, Albert Dagnant fut un des grands réalisateurs de la télévision en Algérie et pour la petite histoire, également le père de la réalisatrice Josée Dayan.
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